XI
SI PEU DE TEMPS

— Faites-moi six copies et revenez me les faire signer.

Penché sur l’épaule de Yovell, Bolitho s’extasiait en se demandant comment un homme de cette carrure réussissait à écrire d’une façon aussi nette et claire.

Assis près des fenêtres de poupe, Herrick contemplait la fumée de sa longue pipe qui montait en volutes au-dessus des eaux de la baie. L’après-midi n’était pas fini, l’agitation n’avait pas cessé depuis qu’ils avaient jeté l’ancre.

— Lorsque l’Amirauté recevra ces dépêches, amiral, elle saura que vous êtes sain et sauf – il se mit à ricaner. Ce que vous envisagez de faire contre les Grenouilles risque d’être diversement apprécié à Whitehall, j’imagine.

Bolitho arpentait nerveusement sa chambre en essayant de déterminer s’il n’avait pas oublié quelque chose. Inch et son Odin avaient vraisemblablement quitté le Nord pour rallier L’Indomptable de Veriker à Plymouth et le vaisseau de Keen était à l’ancre avec eux, à moins d’une encablure. Nous, les heureux élus. Les heureux élus se faisaient de plus en plus rares.

Le courrier qui avait mouillé dans l’après-midi avec des dépêches pour Sir John Studdart en avait également pour Herrick, comme il l’avait pressenti. Il devait rentrer à Plymouth avec le Nicator et le Ganymede et prendre le commandement plénier de l’escadre en attendant ses ordres.

De même que les bricks, qui faisaient le même métier, ces courriers rapides n’avaient jamais le temps de chômer. Celui-ci, L’Estoc, reprenait la mer au matin et il fallait donc que les dépêches fussent portées entre-temps à son bord.

Leurs Seigneuries allaient avoir un choc en apprenant que non seulement il était vivant, mais encore qu’il avait été récupéré par son propre navire amiral.

Il regarda son secrétaire ramasser ses papiers et sortir de son pas lourd. Inutile de lui dire de se presser, Yovell ferait en sorte que tout fût présenté à sa signature en temps et en heure.

Bolitho revint sur une note plus sombre qui figurait dans les ordres de Herrick. Il devait prendre contact avec les forces de blocus devant Belle-Ile et notifier au capitaine de vaisseau Emes sa convocation devant une cour martiale dès que la Phalarope aurait été relevée.

Cela lui paraissait injuste, même en sachant que ceux qui avaient décidé cette procédure ignoraient alors que le chef de l’escadre était vivant et libre.

Quant à Herrick, il réagit avec véhémence en évoquant la conduite d’Emes :

— Mais bien sûr qu’il a eu tort, amiral ! Laisser le Styx se débrouiller tout seul et désobéir à l’ordre que vous aviez donné de s’avancer sur l’ennemi ? Si j’avais été là, je l’aurais fait pendre à la grand-vergue du Benbow et je me serais épargné la peine de réunir une cour martiale !

Un canot passa lentement sous la voûte, les hommes chantaient et sifflotaient en passant le long du bord. Bolitho les observa. Ils se rendaient à bord de L’Estoc. Il savait déjà qu’il n’y aurait plus d’autre navire en partance pour l’Angleterre avant une semaine.

Belinda devrait embarquer à son bord. Même s’il avait appris que ses hôtes étaient des amis qu’elle avait connus aux Indes, Gibraltar n’était pas un endroit où elle pût rester. L’escadre allait reprendre la mer sans tarder. Si le sort se montrait adverse après lui avoir fait miroiter tant d’espérances, il fallait qu’elle fût en Angleterre, à Falmouth, là où elle serait aimée et entourée.

Il fit signe à Ozzard d’aller chercher un peu de vin rafraîchi et, s’adressant à Herrick :

— A présent, Thomas, il est un point que je voudrais discuter avec vous.

Herrick vida sa pipe et commença à la regarnir avec des gestes lents, mesurés, en bourrant soigneusement son tabac du bout du doigt.

Il répondit sans lever les yeux :

— Vous m’en avez déjà parlé, et ma réponse n’a pas varié. J’ai été nommé commodore par intérim quand l’escadre a été divisée en deux. Vous êtes toujours son chef, comme cela est indiqué dans nos ordres – il releva la tête, ses yeux bleus cachés dans la pénombre. Voulez-vous que je me conduise comme Emes et que je m’enfuie lorsqu’on a besoin de moi ?

Bolitho prit les deux verres que lui donnait Ozzard et en tendit un à son ami.

— Vous savez que cela n’a pas de sens, Thomas. Ce ne sont pas les dangers du combat qui me préoccupent, c’est la menace que cela représente pour votre avenir. Je pourrais vous envoyer à la tête d’une autre force pour surveiller Lorient. Vous garderiez votre marque là où elle doit être, en tête de mât. Mais bon sang, vous le méritez amplement et au-delà. Si vous aviez respecté le règlement et laissé le Ganymede rompre devant ce français, je serais encore prisonnier. Croyez-vous que je ne vous en suis pas reconnaissant ? Mais si le prix que vous devez payer pour ma liberté est de geler votre avancement, alors je ne suis pas sûr d’accepter le contrat.

Herrick n’en démordait pas.

— Lorsque j’ai quitté Plymouth, je n’ai pas attendu l’arrivée de mon capitaine de pavillon. Je n’avais jamais espéré commander un vaisseau de ligne comme le Benbow. Je terminerai donc sans doute capitaine de vaisseau jusqu’à ce qu’on décide de me jeter pour de bon sur la plage – il se mit à rire. Et je sais une charmante personne qui n’en serait pas trop fâchée.

Bolitho se laissa tomber sur le banc et resta là à le regarder.

— Et si je vous en donne l’ordre, Thomas ?

Herrick tisonna un peu sa pipe et en tira placidement quelques bouffées.

— Ah, dans ce cas, amiral… Nous verrons bien ! Mais, naturellement, si vous me détachez de l’escadre avant d’attaquer, ce qu’on ne peut exclure, Leurs Seigneuries considéreront votre attitude comme un manque de confiance – il le regardait par en dessous. Par conséquent, si je dois de toute manière connaître la ruine, j’aime encore mieux rester votre adjoint.

— Vous êtes un brave garçon, lui répondit Bolitho en souriant, vous êtes exactement comme Allday !

— Voilà qui est flatteur, répliqua Herrick en prenant son verre. C’est à ma connaissance le seul homme qui arrive à vous dire des choses de bon sens – il éclata de rire. Sauf votre respect, amiral !

— Mais bien entendu ! répondit Bolitho en riant à son tour.

Il se leva, s’approcha du râtelier.

— Je me demande ce qu’est devenu mon vieux sabre, Thomas – il s’ébroua, comme pour oublier le passé. A la vérité, il ne me reste plus rien. Ils ont même pris ma montre, tout.

— Ce sera un nouveau départ, lui répondit Herrick. Peut-être était-ce également écrit.

— Peut-être.

— Peu importe, continua Herrick, reprenons la mer pour mettre fin à cette attente insupportable – et, voyant que Bolitho ne disait rien : Pour une fois, amiral, vous n’êtes pas si pressé de partir. Et croyez que je ne vous en blâme pas.

Bolitho prit le sabre d’honneur et l’examina attentivement tout en remâchant ses doutes.

— Beaucoup de braves gens ont mis leur confiance dans ce sabre, amiral, dit Herrick, parce qu’ils croient en vous, parce que vous êtes l’un de leurs enfants. Ne vous faites pas de souci. Quoi qu’il advienne, ils seront derrière vous – il se leva brusquement : Et j’en ferai autant, conclut-il.

Il fut une seconde ballotté contre le dossier de son fauteuil et commenta en plaisantant :

— Ça tangue un peu, amiral.

Bolitho le fixait, comme toujours ému par sa sincérité.

— Vous êtes comme une éponge, Thomas. Vous avez bu trop de vin, voilà ce qui vous met dans cet état.

Herrick se ressaisit et se dirigea vers la porte.

— Et pourquoi pas, amiral ? Je fête l’événement.

Bolitho le regarda partir, puis murmura :

— Et que Dieu vous bénisse pour tout cela, Thomas.

Browne devait attendre dans la coursive. Lorsqu’il entra, Bolitho lui dit :

— Allez voir le commandant de L’Estoc, Oliver, et arrangez avec lui l’embarquement de… – il se retourna pour le regarder dans les yeux – … de la dame de votre amiral. Assurez-vous que l’on s’occupera d’elle convenablement. C’est vous, plus que quiconque, qui pouvez…

Browne le dévisageait, impassible.

— Ils font voile demain matin, amiral. Très tôt.

— Je sais.

Dire qu’elle avait fait tout ce chemin pour venir le retrouver, conduite par une espèce de certitude insensée, la certitude qu’il était vivant. Et pourtant, il savait bien qu’il avait raison, qu’elle comprendrait. Il reprit brusquement :

— Je descends à terre, faites rappeler l’armement de mon canot – il parlait vite, pour parer à toute objection. S’il arrive quoi que ce soit, je serai…

Il marqua une hésitation.

Browne lui tendit son chapeau et le sabre réglementaire que lui avait procuré Herrick.

— Je comprends, amiral, laissez-moi faire.

Bolitho lui donna une grande tape sur l’épaule :

— Ah, comment ferais-je donc pour me débrouiller sans vous ?

Browne le suivit sur le pont et, tandis que les sifflets se faisaient entendre pour rappeler l’armement du canot, il répondit simplement :

— C’est réciproque, amiral.

Tandis que le canot poussait et quittait rapidement l’ombre du Benbow, Bolitho leva les yeux vers le fouillis d’espars et de manœuvres, puis vers la silhouette hautaine de l’amiral Sir John Benbow. Un homme mort de ses blessures après avoir été trahi par certains de ses commandants.

Bolitho songeait à Herrick et à Keen, à Inch, à Neale, qui était mort victime de sa fidélité. Si l’amiral Benbow avait eu autant de chance que lui, son sort eût été différent.

Allday voyait les épaules carrées de Bolitho, le catogan par-dessus le col galonné d’or. Amiral ou mathurin, cela ne faisait guère de différence. En tout cas, pas lorsqu’il s’agissait d’une femme.

 

La pièce était petite mais confortablement meublée. Seule l’épaisseur de la muraille était là pour rappeler que la maison était prise dans les fortifications de Gibraltar. On pouvait voir quelques portraits, décor laissé derrière eux par des agents de la Compagnie à la faveur de courts séjours dans cette ville de garnison qu’avait marquée la présence navale.

— J’ai bien cru qu’ils ne nous lâcheraient pas, fit lentement Bolitho.

Il n’avait aperçu les Barclays que quelques instants, mais les voyait déjà comme une seule entité plus que comme deux individus.

Elle lui sourit et tendit la main pour prendre la sienne.

— Ils sont gentils, Richard. Sans eux…

Il passa son bras autour de sa taille et ils s’approchèrent ensemble de la fenêtre. Le soleil était déjà de l’autre côté du Rocher, les vaisseaux de guerre mouillés à intervalles réguliers sur l’eau bleu sombre avaient l’air de modèles réduits. Seuls quelques traits blancs d’écume marquaient le mouvement de canots armés aux avirons, messagers incessants de la flotte.

Elle posa la tête sur son épaule et murmura :

— L’Estoc semble si minuscule, vu d’ici – et, se tournant vers le Benbow mouillé en tête des autres vaisseaux : Dire que vous commandez tous ces hommes, tous ces bâtiments ! Il y a deux êtres en vous.

Bolitho se plaça derrière elle et ne recula pas ses lèvres quand sa chevelure les effleura. Ils étaient seuls. Dans cet avant-poste surpeuplé, si artificiel, ils avaient trouvé un endroit où être ensemble. Il avait l’impression de regarder le spectacle du haut d’un autre monde, à distance.

Elle avait raison. En bas, il était celui qui commandait, celui qui pouvait décider de la vie ou de la mort d’un homme d’une simple volée de pavillons. Ici, il était lui-même.

Elle se laissa aller contre lui.

— Si vous partez, je pars aussi. Tout est arrangé. Je crois que Polly, ma servante, a elle aussi grand-hâte de s’en aller. Je crois aussi qu’elle espère revoir Allday un jour, elle s’est amourachée de lui.

— J’ai tant de choses à vous raconter, Belinda. Je vous ai vue si peu et, à présent…

— Bientôt, nous serons de nouveau séparés, je le sais bien. Mais j’essaye de ne pas y penser, au moins pendant quelques heures.

Bolitho la sentit qui se raidissait lorsqu’elle lui demanda :

— Est-ce bien dangereux ? Vous pouvez tout me dire, je crois que vous le savez, à présent.

Il regarda par-dessus sa tête les bâtiments qui dansaient sur leurs câbles.

— Il y aura bataille.

Il éprouvait un sentiment étrange, il n’avait jamais parlé jusqu’alors comme il le faisait maintenant.

— Vous attendez et vous attendez encore. Vous essayez de voir les choses avec les yeux de l’ennemi, et lorsque cela finit par arriver, tout est différent. Chez nous, beaucoup de gens sont convaincus que leurs marins se battent pour leur roi et pour leur pays, pour protéger ceux qui leur sont chers, et c’est vrai. Mais lorsque le canon se met à tonner, lorsque l’ennemi est le long du bord et qu’il jaillit de la fumée comme une bande de diables, Jean appelle Jacques, un marin cherche un camarade, car les liens entre marins sont plus forts que les symboles qui trônent au-dessus de leurs bâtiments.

Il sentit qu’elle sanglotait ou qu’elle essayait de reprendre sa respiration et ajouta vivement :

— Je suis désolé, je suis impardonnable.

Ses cheveux remuèrent contre sa bouche tandis qu’elle secouait la tête pour protester.

— Non. Je suis fière de partager vos réflexions, vos espérances. Je me sens comme une part de vous-même.

Il fit lentement remonter ses mains à partir de sa taille et la sentit se raidir lorsqu’il frôla ses seins.

— Je désire que vous m’aimiez, Belinda. J’ai passé tant de temps au milieu des navires et des marins que j’ai peur de vous voir vous enfuir.

Elle resta un bon moment sans rien dire, mais il sentait son cœur qui battait à l’unisson du sien tandis qu’il la serrait.

Lorsqu’elle finit par parler, il dut approcher l’oreille pour saisir ce qu’elle disait.

— Je vous l’ai déjà dit. Je devrais avoir honte de ce que je ressens – elle se retourna entre ses bras et leva les yeux vers lui. Mais non, je n’ai pas honte.

Bolitho l’embrassait dans le cou, sur la gorge, il savait qu’il devait s’arrêter, mais il était incapable de contenir ses émotions.

Elle repoussa ses cheveux en arrière et se mit à gémir doucement lorsqu’il commença à embrasser ses seins.

— J’ai envie de vous, Richard. Demain, aucun de nous deux ne sait ce qui peut arriver.

Comme il essayait de protester, elle reprit doucement :

— Croyez-vous que je ne veuille pas avoir d’autre souvenir que celui des étreintes de mon défunt mari, alors que c’est vous que je veux ? Nous avons tous deux aimé, nous avons été aimés, mais c’est du passé.

— C’est vrai, c’est le passé.

Elle hocha lentement la tête.

— Nous avons si peu de temps, mon chéri !

Elle lui tendit la main, ses yeux brillaient comme si elle prenait soudain conscience qu’il était tout près d’elle. Puis, avec ce mouvement de tête que Bolitho avait appris à aimer, elle se dirigea vers l’alcôve, à l’autre bout de la chambre, l’entraînant par la main, comme une petite fille aguicheuse.

Bolitho tira le rideau et la regarda défaire sa robe : ses mains déchiraient presque les boutonnières. Puis elle poussa un hoquet, se releva et se plaça en face de lui. Ses cheveux défaits baignaient ses épaules nues dans un dernier sursaut de pudeur.

Bolitho mit ses mains autour de sa gorge et rejeta sa chevelure en arrière. Avec un soin infini, il la coucha sur le lit, presque effrayé à l’idée qu’un seul battement de cils risquait de lui faire manquer une seconde du spectacle de sa beauté, une seconde de son désir.

Un peu plus tard, elle était étendue auprès de lui. Leurs corps se touchaient, ils ne parvenaient pas à se quitter un instant des yeux, anxieux de faire de nouvelles découvertes.

L’ombre de Bolitho s’étendit sur elle et il vit qu’elle le suivait des yeux, tandis que ses poings serrés le long de ses flancs disaient à quel point la torture de l’attente lui était insupportable.

La robe bleue, une lingerie blanche jonchaient le parquet, mêlées avec la vareuse bleue aux galons dorés ; délaissés, oubliés, ces vêtements ressemblaient aux bâtiments que l’on voyait par la fenêtre.

Tous deux perdaient le sens du temps et n’étaient conscients que d’une seule chose : l’autre. Ils découvraient un amour tendre et exigeant, passionné et excessivement doux à la fois.

La nuit tombait sur le mouillage, mais Gibraltar aurait pu disparaître qu’ils ne s’en seraient pas seulement aperçus.

Aux premières lueurs naissantes de l’aube, Bolitho se leva sans bruit et s’approcha de la fenêtre. Quelques lumières dansaient autour des bâtiments, son instinct lui revenait et lui disait que la vie avait repris, au loin. On avait sonné le branle-bas, on briquait les ponts, les veilleurs bâillaient en attendant la cloche, on allait retourner les sabliers pour marquer le commencement d’un nouveau jour.

Il l’entendit remuer et se retourna vers le lit où elle gisait telle une statue tombée, un bras tendu vers lui.

Il retourna s’asseoir près d’elle et caressa sa peau, il sentait sa résolution l’abandonner, son désir revenait et rejoignait le sien.

Quelque part, à des millions de milles, un clairon sonna rageusement : on tirait les soldats de leur sommeil.

— Belinda, je dois partir, lui dit-il doucement. Vos amis vont bientôt arriver pour vous aider à préparer votre voyage de retour.

— Oui, fit-elle en dodelinant de la tête, les Barclays.

Elle essayait de sourire, mais lorsqu’il toucha son corps elle lui saisit la main et la pressa fermement contre son sein.

— Je ne suis pas aussi forte que je le croyais. Plus vite vous partirez, plus vite nous nous retrouverons. Je le sais !

— J’ai tellement de chance, lui dit Bolitho en la regardant – puis, se détournant : Si seulement…

Elle lui agrippa plus fortement la main.

— Mais non, mon chéri, pas si, le jour où !

Il lui sourit et se dégagea doucement.

— D’accord, le jour où – il regarda ses vêtements en désordre sur le sol. Mais ce sera tout de même pour dans quelque temps.

Il se rhabilla sans oser la regarder, fixa son sabre à son côté. Il était prêt.

Puis il revint s’asseoir et elle lui jeta les bras autour du cou, serrant son corps nu contre le drap de l’uniforme. Elle l’embrassait avec quelque chose qui ressemblait à du désespoir en murmurant des mots incompréhensibles tout contre sa peau.

Il sentit un goût de sel sur ses lèvres, mais il eût été incapable de dire des yeux duquel des deux coulaient ces larmes.

Elle essaya de le suivre puis abandonna, s’assit sur le bord du lit, les genoux ramenés contre le menton, et le regarda s’en aller.

— A présent, lui dit-elle d’une voix rauque, vous êtes redevenu l’amiral, vous retournez dans le monde qui est le vôtre. Mais cette nuit, Richard chéri, c’est à moi que vous apparteniez.

Il hésita, la main posée sur la porte.

— C’est toujours à vous que j’appartiendrai.

Une seconde après, il était dans le couloir, comme si tout cela n’était qu’un rêve brisé.

Il y avait dans la cour au pied de la muraille deux domestiques qui allaient chercher du bois pour allumer le feu. Un chat marchait sur les pierres mal équarries comme s’il n’était pas trop décidé encore à commencer sa journée.

Sans regarder ni à gauche ni à droite, Bolitho s’engagea dans la pente qui menait au débarcadère. Arrivé là, pour la première fois, il se retourna, mais l’ombre du Rocher avait englouti la maison.

Le canot de rade passait lentement derrière la jetée. Un enseigne somnolait dans la chambre tandis que ses hommes poursuivaient leur ronde monotone autour de l’escadre. Mais l’officier se réveilla tout à fait en apercevant les épaulettes dorées de Bolitho qui brillaient au soleil levant.

Tout en conduisant son canot vers le vaisseau amiral, il se creusait la tête pour essayer de deviner. L’amiral avait dû se rendre à une réunion confidentielle chez le gouverneur militaire, où il avait reçu des instructions pour traiter avec l’ennemi et entamer des pourparlers de paix.

Totalement indifférent aux divagations de l’enseigne, Bolitho ne pensait qu’à la nuit qui venait de se terminer et qui lui semblait n’avoir duré que quelques instants.

Et dire qu’il se considérait comme un homme d’honneur ! Il savait qu’il allait éprouver du dégoût, de la honte, mais pour l’instant, il ne ressentait que du bonheur, comme si on lui avait ôté un grand poids.

— Ohé, du bateau !

Bolitho leva les yeux, tout étonné de voir que le Benbow les dominait de toute sa masse. Il aperçut, baïonnette au canon, le fusilier de faction sur sa petite plate-forme au-dessus de la guibre, d’où il guettait les visiteurs indésirables aussi bien que les candidats déserteurs.

Le patron mit ses mains en porte-voix et cria :

— Amiral ! Benbow !

Bolitho dégagea ses épaules et esquissa un sourire crispé. Tout le monde allait être au courant : l’amiral avait repris son commandement. Pourtant, il n’arrivait pas à se détacher si rapidement. Belinda.

— Amiral ?

L’enseigne, accroupi près de lui, le regardait attentivement.

Bolitho hocha négativement la tête : non, rien. Il avait dû prononcer son nom à voix haute.

Que disait déjà Sir John Studdart ? Ah oui. Vous vous conduisez comme un enseigne.

Et c’était bien son avis.

 

Herrick émergea de l’arrière, salua le pilote et ses seconds maîtres qui se tenaient près de la roue, puis gagna la dunette. Sans même qu’il en eût conscience, ses yeux avaient reconnu immédiatement que chaque chose était à sa place. La journée promettait d’être torride, comme d’habitude.

Marchepieds et vergues étaient pleins de silhouettes qui se bousculaient. Il entendait les cris féroces des officiers mariniers qui pressaient leurs gabiers de s’activer.

Herrick s’arrêta près de la lisse et examina l’embelle. Le canot avait été rentré, comme le reste de la drome. L’atmosphère, comme de coutume, était à l’excitation et à l’attente, état que ni la discipline ni l’habitude ne pouvaient jamais totalement masquer.

Wolfe traversa le pont en agitant bras et jambes comme les ailes d’un moulin.

Il salua et fit son rapport :

— Parés à appareiller, commandant – et, jetant un coup d’œil en coin à leur conserve : Cette fois-ci, je crois que nous avons pris l’avantage sur le Nicator.

— J’espère bien, bon sang de bois, grommela Herrick.

Plus bas, sur le pont principal, les hommes arrivaient de tous les côtés pour exécuter les ordres criés à toute force et levaient la main à l’appel de leurs noms sur les listes de rôles.

Le Benbow se préparait à lever l’ancre. Tout le reste du temps, il était extrêmement rare de voir autant de monde déferler sur le pont : marins et fusiliers, fainéants et mousses, du plus gradé au plus humble matelot. Le vaisseau quittait le port une fois encore. Où allait-il, qu’allait-il faire, cela ne les regardait pas.

Wolfe, comme tout second digne de ce nom, relisait sa propre liste du jour. A la mer comme au port, le travail continuait et il devait informer son commandant du cours des choses.

— Deux hommes à punir cet après-midi, commandant. Page, deux douzaines de coups de fouet pour bagarre en état d’ivresse – il s’arrêta et leva les yeux de son papier pour voir la tête que faisait Herrick. Belcher, une douzaine pour insolence – il replia son papier, assez satisfait. Tous les hommes sont à bord, pas de déserteurs.

— Très bien. Faites armer le cabestan et levez l’ancre.

Herrick fit signe à un aspirant de lui apporter une lunette, qu’il pointa sur le Dorsetshire, un quatre-vingts. Sir John Studdart ne s’était pas manifesté, il préférait sans doute se tenir à l’écart de tout cela. Bolitho avait le couteau entre les dents et tous ceux qui semblaient tomber d’accord avec lui ou l’encourager à retourner se battre contre la flottille de débarquement ennemie avaient ses faveurs. Il sourit doucement. Comme si quelque chose ou quelqu’un pouvait encore arrêter Bolitho à ce stade. Il leva la tête pour observer la marque en tête d’artimon. Elle flottait comme il convenait dans la brise qui montait. Il essaya de ne pas penser à ce que dirait Dulcie lorsqu’elle saurait qu’il avait dû rentrer la sienne.

— Je me suis levé de bonne heure, commandant, reprit Wolfe. J’ai vu l’amiral rentrer de terre.

Les yeux bleus le regardaient doucement.

— Et ?…

— Mais rien, commandant, répondit Wolfe en haussant les épaules – il poussa un gros soupir, puis : Cabestan armé. Cet enfoiré de violoneux gratte son crincrin avec une cuiller, vaut mieux que j’aille à l’avant.

Herrick réprima un sourire. Il était au courant du retour de Bolitho aux premières lueurs, tout le bord en connaissait ou en devinait sans doute la raison. C’était toujours comme cela : le bon comme le mauvais, il fallait toujours tout partager.

Clank… clank… clank. Le cabestan tournait lentement, les hommes pesaient sur les barres, suant et soufflant, tandis que le violon leur jouait un vieil air.

La grand-voile, encore à moitié ferlée, tirait sur sa vergue et, très haut au-dessus du pont, les gabiers aux pieds agiles faisaient la course pour aller établir les voiles hautes dès que Wolfe en donnerait l’ordre au porte-voix.

Au-dessus de l’eau qui brillait, Herrick voyait le Nicator saisi de la même fébrilité. Cela allait lui faire du bien de regrouper toute cette escadre. Était-ce la dernière fois ? Penser à la paix après toutes ces années de guerre lui semblait dérisoire.

Il entendit des bruits de pieds sur le pont et aperçut Bolitho, suivi de Browne, qui traversait la dunette pour venir le rejoindre.

Ils se saluèrent conformément aux usages et Herrick lui annonça :

— Pas d’ordres particuliers du vaisseau amiral, amiral. L’ancre est à long pic et on dirait que la journée va être belle – et, comme si le souvenir lui en revenait : Le Ganymede a appareillé à huit heures conformément à vos ordres, amiral, ajouta-t-il. Il escortera L’Estoc jusqu’à ce qu’il soit au large.

Et il regarda Bolitho, attendant de voir un indice.

— Bien, apprécia Bolitho. Je les ai vus appareiller. Le Ganymede pourra établir le contact avec nos autres bâtiments bien avant que nous ayons atteint le point de rendez-vous.

— Je donnerais cher pour voir la tête que fera Adam Pascœ lorsqu’il apprendra que vous êtes en vie, amiral ! Je sais bien quel effet ça m’a fait à moi !

Bolitho se retourna pour voir le soixante-quatorze. Comme il l’avait expliqué à Herrick, il avait regardé le frêle Estoc gagner le large et établir ses voiles brunâtres quelques minutes après avoir caponné. Belinda, de son côté, avait probablement regardé le Benbow de son logement provisoire. Tout comme lui, elle n’avait pu supporter de vivre ce moment sous les yeux de toute l’escadre.

L’aspirant affecté aux signaux cria :

— Le Nicator a viré à pic, commandant !

— Très bien, monsieur Stirling. Faites l’aperçu.

Browne se tourna soudain avec intérêt vers un matelot qui élongeait un filin sur le pont. Il entendit Herrick qui demandait poliment :

— Tout s’est-il bien passé, amiral ?

— C’était parfait, commandant, lui répondit Bolitho, impassible.

Puis, comme deux conspirateurs, ils se firent de grands sourires, et Herrick dit :

— Je vous souhaite à tous deux le plus grand bonheur, amiral. Et mon Dieu, lorsque…

— Parés, commandant !

La grosse voix de Wolfe surprit Herrick qui courut à la lisse.

— A larguer les huniers ! – il leva le bras. A larguer les perroquets !

— Ancre haute et claire, commandant !

Toute la toile battait et claquait dans le plus grand désordre, le Benbow commença à abattre et sa grosse coque s’appuya sur l’eau sous la pression de l’air.

— Du monde aux bras ! A déhaler, les gars !

Le vaisseau commença à virer, le rivage et les collines noyées dans la brume pivotaient derrière les matelots affairés, les perroquets faseyaient, puis le maître pilote commença à avoir de la barre et prit son cap.

Le Nicator envoyait lui aussi davantage de toile pour prendre son poste près du vaisseau amiral et commençait à gîter dans la brise, sa flamme écarlate et son pavillon flottant quasiment par le travers.

— Les Espagnols nous ont vus arriver, ils savent maintenant que nous avons repris la mer.

Bolitho observait la côte, mais il ne voyait que cette chambre paisible, ses bras blancs ouverts pour l’accueillir.

Il monta au bord du vent. On criait des ordres, palans et poulies grinçaient tandis que les manœuvres se mettaient progressivement sous tension.

A l’avant, l’ancre était saisie sur son capon et il entendit Drodge, le maître canonnier, donner ses ordres à ses hommes, qui vérifiaient les retenues des pièces.

Un bosco supervisait la mise en place d’un caillebotis sur le passavant en prévision de la séance de punition. Un matelot voilier choisissait quelques morceaux de toile avec aussi peu d’émotion. L’habitude, la discipline, ces ingrédients qui assuraient la solidité d’un navire autant que le cuivre et le goudron.

Il aperçut Allday qui se dirigeait vers une descente avec son coutelas tout neuf qu’il voulait affûter exactement à sa convenance. Et qui pouvait bien posséder maintenant son vieux coutelas ? se demanda Bolitho. Ce couteau qu’il avait jeté dans le sable sur cette plage avec tant de rage, lorsqu’ils avaient été faits prisonniers ?

Allday dut sentir son regard car il se retourna pour jeter un coup d’œil à la dunette. Il porta la main à son front pour le saluer et fit un discret sourire que seuls Bolitho et Herrick pouvaient reconnaître.

Quelques aspirants alignés étaient à l’instruction près de l’un des dix-huit-livres de la batterie haute. Un enseigne leur apprenait les différentes mesures que devaient prendre les servants si un homme était blessé au combat, de manière à ne pas ralentir la cadence de rechargement et de tir.

Comme il apercevait la grande silhouette de Bolitho tout près de lui, il usait d’un ton d’autorité quelque peu forcé. Bolitho ne put s’empêcher de sourire : l’enseigne n’avait même pas un an de plus que ses élèves.

Il distingua une bouffée de fumée qui sortait de la cambuse. Le cuisinier apprêtait les vivres frais qu’il avait réussi à récupérer pendant leur brève escale à Gibraltar. En regardant l’activité fébrile, digne d’un marché, qui régnait sur le pont supérieur, il se souvint du conseil que lui avait donné l’amiral de rester au vent de la bouée et de ne pas se mêler des affaires de ses subordonnés.

Un bosco arriva au pas de gymnastique, donnant de grands coups de sifflet qui réussissaient à dominer le bruit de la toile et des embruns.

— L’équipage sur le pont ! Tout l’équipage à assister aux punitions !

Herrick était debout près de la lisse, le menton enfoncé dans sa cravate et le Code de justice maritime sous le bras. Marins et fusiliers se rassemblaient à l’arrière comme une véritable marée humaine.

Bolitho se tourna vers la poupe. Je me sens impliqué, c’est ainsi que je suis fait.

Il pénétra dans la pénombre, dépassa le factionnaire au garde-à-vous sous le fanal qui se balançait. Browne le suivit dans la grand-chambre et referma la porte.

— Puis-je faire quoi que ce soit, amiral ?

Bolitho tendit sa vareuse à Ozzard, défit sa cravate et déboutonna sa chemise.

— Oui, Oliver, fermez donc la claire-voie.

C’était peut-être nécessaire, mais il détestait toujours autant le claquement du fouet sur un dos nu. Il alla s’asseoir sur le banc de poupe et resta là à contempler la grosse masse du Nicator qui suivait docilement à leur nouveau cap.

— Votre secrétaire est là, amiral, fit Browne d’une voix lasse. Il a quelques papiers à soumettre à votre signature… – il hésita. Dois-je lui demander de vous laisser ?

— Non, soupira Bolitho, dites à Yovell d’entrer. Je crois que j’ai besoin de me changer les idées.

Au-dessus de leurs têtes, en plein soleil, le fouet se levait avant de retomber sur le premier homme à subir sa punition. L’équipage assistait au spectacle, rassemblé au complet, les yeux vides chez la plupart. Seuls les amis les plus proches du puni regardaient ailleurs, honteux autant pour lui que pour eux-mêmes.

On démonta le caillebotis puis on appela l’équipage pour le dîner, un repas arrosé d’une bonne pinte de bière brune.

On descendit dans l’entrepont les deux hommes qui avaient subi le fouet afin de panser leur dos et de les réconforter avec une bonne dose de rhum tirée de la réserve spéciale du chirurgien.

Enfin seul dans sa chambre, Bolitho s’assit à sa table et posa une feuille de papier devant lui. Elle ne lirait sans doute jamais cette lettre, qui ne serait d’ailleurs probablement jamais envoyée. Mais cela l’aiderait à la garder près de lui malgré toute la largeur de l’océan qui les séparait.

Il effleura son menton, là où elle l’avait embrassé, puis commença à écrire d’un seul jet.

« Ma Belinda chérie, cela fait seulement quelques heures que je vous ai quittée… »

Sur le pont, tandis que le crépuscule tombait en peignant l’horizon de couleurs cuivrées, Herrick discutait prise de ris et signaux d’urgence pour les quarts de nuit. La terre avait déjà disparu dans l’obscurité, toute voile inconnue pouvait être ennemie.

Quant au Benbow, c’était un vaisseau du roi, qui n’avait guère de temps à perdre avec la fragilité des hommes qui l’armaient.

 

Victoire oblige
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